janvier 02, 2009

mémoire


On fait la mémoire. Par le corps. On sent la mémoire à l’œuvre, incarnée. On entend les humains dans l’Histoire. Cette coulée qui les dépasse, ils la parlent. On les entend se souvenir. Ça fuit, ça tombe, ça meurt, ça se relève, ça continue, ça recommence. Ça se calme. Ça cicatrise. Le temps soigne. C’est un " ça " : ça gigote dans la mémoire. On l’entend dans ce que disent les témoins, les rescapés, les exilés, les résistants, les combattants, les femmes de chambre, les écrivains, les secrétaires, les comptables, les maçons, les artistes-peintres, les colonels, les contrôleurs, les passeurs, les bergers, les paysans, les truands, les musiciens, les physiciens... Peut-être même les salauds, les collabos. Ils peuvent toujours dire "je", on dirait que c’est autre chose qui est envoyée dans leur parole. Un " il". Un autre. Presque quelque chose, " ça ". L’espèce humaine.

A un moment, on est témoin de soi dans l’Histoire. C'est par une sorte de discours indirect qu'un témoin relate son histoire dans l’Histoire. Il peut voir dans sa propre parole ce que cette histoire a fait de lui. L’espèce humaine est une foule de témoins.

A certains témoins, quelque chose assure une distance vitale. C’est sûrement le temps. La vieillesse par exemple, la vieillesse peut être une force. Elle lance dans l’Impersonnel. Ce qui permet l’autodérision. Il y en a qui comme ça peuvent raconter leur vie comme une suite de foirades, qui pourtant les sauvent à chaque fois. L’art de se tirer d’affaire, de tenter n’importe quoi, l’illogique, l’insensé, utiliser l’échec, improviser. Kaïros contre Kronos. Keaton, Buster, contre la machine. A un moment, l’enjeu est très sérieux, mais vivre, c’est être dans le burlesque.

Les témoins sont plongés dans l’Histoire et dans la multitude. Les témoins constatent les immenses forces extérieures qui s'abattent sur leur mouvement vital. C’est là déjà qu’il y a résistance, c’est ce qui peut s’entendre dans la voix d'un témoin. Il y a des situations où simplement tenir debout, c’est résister. La guerre. Les débâcles, les trahisons, les déportations, les fuites, les gens sur les routes, dans les trains, dans les hôtels, les bateaux, les granges, les caves. La fuite, la fuite à Marseille, vers un autre monde, vers l’exil. Là où " ça " peut vivre.

La "paix", c’est le temps de l’habitude, de l’habiter. Quelque chose comme la guerre, ça rend le temps inhabitable. Des événements sont projetés contre le mur du temps, et l’ébranlent. La maison s’écroule. C’est la guerre.

Mais ce qui gagne à la fin, c’est le temps. Ça se calmera. On longera à nouveau le temps, le mur du temps. Et les choses et les lieux du monde le rejoindront, le mur les réintégrera en son sein… Le temps sans doute peut soigner.

Chez les humains, les blocs de temps adviennent par la parole. Presque intact, du passé pur jaillit des têtes. Le temps a rempli l’intérieur des vies, et la voix le redéverse dehors. Ça se raconte. Ça remonte un mur, un mur de temps. Comme un film. Les plans sont des briques de formes différentes. Il faut trouver un emboîtement. Il existe tant d’occasions de sentir l’hétérogénéité qui fonde l'existence. Le disparate, l’impossibilité d’effectuer une totalité, voilà ce qui se montre comme ma véritable condition. Le seul mortier, c’est le temps, le seul liant. Nous sommes alliés.